Colloque « Sécurité Civile et Décisions d’Urgence »
L’ARBOIS 29 01 2010.
 
                                   Intervention de M Jean DUBOIS,
                     magistrat à la Cour Administrative d’Appel de Marseille.
 
 
A M E M P. Association Méditerranéenne d’Etudes
                       sur les Missions Publiques de la Sécurité Civile. 
Colloque « Sécurité Civile et Décisions d’Urgence »
L’ARBOIS 29 01 2010.
 
                                   Intervention de M Jean DUBOIS,
                     magistrat à la Cour Administrative d’Appel de Marseille.
 
SOMMAIRE
 
La notion de faute a tout d'abord dû être profondément réaménagée.      
Chapitre I – La nécessaire adaptation des sources civilistes : Une reconstruction de la responsabilité pour faute.
A – La construction de la notion de faute de service.
1 – La distinction entre faute lourde et faute simple.
2 – L'illégalité fautive.
B – Le cumul de faute.
Chapitre II – De nouveaux mécanismes de responsabilité.
A – La substitution de la notion de risque à celle de faute.
1 – L'origine : le régime des travaux publics.
2 – Les extensions de la responsabilité sans faute et la régression de la notion de risque.
B – Les mécanismes de la solidarité nationale.
1 – L'exemple du droit de la santé publique.
2 – Les développements nouveaux.
 

 
    Responsabilité: de la faute à la solidarité nationale.
Le mot « responsabilité » a au moins deux sens, qui pour ne pas être sans liens, sont tout de même différents. Selon le premier, qui est celui auquel songera à priori un juriste, il désigne la charge pesant sur l'auteur d'un dommage et qui sera sanctionnée par l'obligation de réparer.
Selon le second, qui viendra plus naturellement à l'esprit du politologue, il évoque la mission dont est chargée une personne. C'est ainsi que l'on parlera du responsable d'un service, d'un projet ou encore d'un responsable politique.
 
En ce qui concerne la responsabilité des personnes publiques, souci du juriste et objet de ce propos, on peut observer un glissement de la première de ces acceptions vers la seconde.
Dès les origines notre droit public de la responsabilité, dont l'arrêt : TC 8 février 1873 Blanco p1 suppl. 61 est à juste titre considéré comme la décision fondatrice, un principe d'autonomie a été posé, tant il a paru évident que les principes civilistes ne pouvaient être adoptés tels quels par la juridiction administrative.
                        La notion de faute a tout d’abord dû être profondément réaménagée.
Il était en effet inenvisageable de rechercher en toute hypothèse quel « fait précis de l'homme » pouvait obliger à réparation celui « par la faute duquel » un dommage était survenu, pour paraphraser l'article 1382 bien connu du Code Civil.
En effet, la faute administrative n'est que très rarement « fait de l'homme », mais plutôt le produit d'un enchainement d'évènements au sein d'une structure qui a mal fonctionné, ou dont l'organisation s'est avérée peu adéquate dans une situation donnée. Les réflexions des ingénieurs en matière de sécurité industrielle qui ont élaboré les concepts, sur lesquels nous reviendrons, d'analyse par « arbre d'évènement » ou par « arbre de défaillance » sont à cet égard très éclairantes.
 
D'un autre coté, la notion même de « faute » avec son contenu moral, issu à travers les rédacteurs du Code Civil, des conceptions des juristes de l'ancien droit et des canonistes est, telle quelle, largement inadaptée à la qualification de l'action administrative.
Cela est si vrai que c'est précisément quand on a affaire à la malignité délibérée d'un individu, que l'on qualifie les faits de « faute personnelle » pour en attribuer le jugement à la juridiction judiciaire.
La juridiction administrative a donc élaboré une notion de faute mieux adaptée à l'activité des structures administratives, mais en la transformant si profondément quelle était vidée de son contenu individuel et moral.
 
La voie était donc ouverte à l'engagement de la responsabilité administrative indépendamment de toute idée de sanction et cela était d'autant plus facile que le législateur – et la jurisprudence – avaient enclenché le mécanisme avec l'interprétation adoptée de la vielle loi du 28 pluviôse an VIII par laquelle on permettait l'indemnisation d'un dommage de travaux publics du seul fait de l'existence d'un préjudice anormal et spécial causé par une telle activité, et cela au nom du principe d'égalité devant les charges publiques, comme devant les bénéfices engendrés par l'action publique, le service public au sens le plus large.
Diverses extensions jurisprudentielles, parfois codifiées, vinrent étendre la responsabilité sans faute de l'Administration en la fondant sur une notion de risque, qui devint rapidement très floue, mais cela s'avéra encore insuffisant.
 
Les bases d'un véritable basculement furent sans doute clairement posées pour la première fois avec le préambule de la constitution de 1946 où fut affirmé que la nation assurait
« à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement. »
Cette mission, cette « responsabilité » au second sens que nous avons relevé pour ce terme impliquait le développement de règles assurant la compensation de dommages subis par les citoyens au titre de la solidarité nationale et cela indépendamment de toute idée de faute ou de risque créé par l'action d'une Administration.
On passait de la notion de responsabilité publique conçue comme la sanction d'un dysfonctionnement à celle de la responsabilité publique conçue comme l'accomplissement d'une mission de protection du citoyen.

 
               Chapitre I – La nécessaire adaptation des sources civilistes: Une reconstruction de la responsabilité pour faute.
 
Depuis le droit romain, prolongé en cela par l'ancien droit, la responsabilité est fondée sur la notion de faute et elle pèse sur tous, hormis le prince. Un adage disait : « Le roi ne peut mal faire. »
 
La construction d'un nouveau système juridique par la République ne pouvait que bouleverser ces principes, simples mais adaptés seulement à la situation des particuliers. Dès lors qu'était instauré un état de droit, l'obligation générale d'une conduite conforme au droit imposée à la puissance publique et qui illustrée par la formule « Tu patere legem quam fecisti[1] », devait aussi emporter des conséquences quand un préjudice était causé.
Il était pourtant peu envisageable d'adopter tel quel le mécanisme établi par l'article 1382 du Code Civil selon lequel : « Tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivée, à la réparer. »
C'est dans le cadre de cette problématique qu'est intervenu l'arrêt : TC 8 février 1873 Blanco p1 suppl. 61. Concl. David qui est considéré comme fondateur du Droit Administratif, alors qu'il convient de remarquer qu'il était largement annoncé par l'arrêt : CE 6‑12‑1855 Rostchild p. 707.
La décision Blanco comporte deux éléments capitaux pour notre propos, des éléments dont le prolongement est repérable dans les dernières évolutions des mécanismes de responsabilité.
D'une part la responsabilité de l'État n'est ni générale, ni absolue, d'autre part elle à ses règles spéciales.
A ce stade, bien sûr il n'était pas question de faire l'économie totale de la notion de faute tant il paraissait évident que les structures administratives pouvaient être sujettes à des manquements à leur mission. Plus simplement, cette notion devait être adaptée à un contexte bien différent de celui pris en compte par les rédacteurs du Code Civil ; par ailleurs, il fallait l'articuler avec la faute civile – ou l'infraction pénale – classique tant il est vrai qu'au sein des organismes administratifs peut aussi se manifester ce qui relève derrière le fonctionnaire plus ou moins sujet à erreur, de l'homme avec ses faiblesses, ses passions ou ses vices, pour paraphraser les conclusions du Commissaire du Gouvernement Lafférière dans ses conclusions relatives à l'affaire : TC 5‑5‑1877 Laumonnier-Cariol p437.

 
                   A – La construction de la notion de faute de service.
 
Au départ, il y a une réalité relevant de la sociologie générale puis de la sociologie politique. La faute d'une structure, et plus particulièrement d'une structure du pouvoir n'est pas de même nature que celle d'un particulier. Cela s'applique aussi aux personnes morales de droit privé car elles peuvent disposer d'une puissance et d'une autorité, même si cela est d'une autre nature que dans des collectivités publiques.
Les ingénieurs spécialisés dans la question du risque industriel ont ainsi mis au point les analyses par arbres de défaillance ou partant d'un accident, on remonte la cascade de dysfonctionnement qui l'on créé et les analyses par arbres d'évènement où, en sens inverse, on part de l'évènement initial qui a engendré les autres, jusqu'à l'accident.
Deux leçons de portée générale nous semblent capitales: En premier lieu, il est rarissime d'isoler un fait clé qui a causé à lui seul le dommage.
L'accident est toujours « multifactoriel. » En second lieu, il est illusoire de centrer la recherche sur la découverte de « la » faute d'un agent. L'étude du facteur humain nous apprend que les erreurs – même grossières – sont inévitables en longue période. La démarche correcte consiste à en réduire les occasions et à en minorer les conséquences.
La faute de structure n'a rien à voir avec la malveillance ou la négligence individuelle des personnes privées dans la vie de tous les jours.
La prise en compte de cette donnée, bien avant d'ailleurs qu'elle soit clairement théorisée par les spécialistes des cindyniques[2], a eu pour conséquence la plus remarquable de faire éclater la notion de faute administrative en catégories bien distinctes.
                        A 1 – La distinction entre faute lourde et faute simple.
 
Dans le contentieux de la responsabilité, cette exigence apparut très tôt et mit rapidement en lumière les limites inhérentes à la notion de faute. Le problème posé à la juridiction administrative, à l'origine avec l'action des services de police révélait en effet un véritable nœud gordien de contradictions.
La première idée qui s'était imposée était celle de l'exigence de continuité du service public et en l'espèce celle d'un des plus essentiels car sans ordre public, il n'y a plus de puissance publique. Max Weber a trop longuement insisté sur ce lien entre autorité politique et pouvoir de coercition pour qu'il soit utile d'y revenir.
 
 
La position initiale du Conseil d'État fut donc d'admettre l'irresponsabilité de la puissance publique pour les fautes commises par les services de police: CE 13‑11‑1889 Lepreux p18 s.1900.3.1 Note Hauriou. Ce retour à l'adage de l'ancien droit « Le roi ne peut mal faire » constituait un véritable déni de justice et ne pouvait perdurer avec la constitution d'un état de droit dans une société moderne.
Une première inflexion fut donnée avec l'arrêt : CE 10 février 1905 Thomaso-Grecco p139 S.5.1905.3.113 Note Hauriou, où le commissaire du gouvernement Romieu, reprenant la formule de l'arrêt Blanco selon laquelle la responsabilité de l'Administration « n'est ni générale ni absolue » et « a ses règles spéciales », affirmait que pour cette raison « Toute erreur, toute négligence, toute irrégularité (...) n'entrainera pas nécessairement la responsabilité pécuniaire de la personne publique. »
 
S'efforçant de définir le contenu de cette responsabilité, il indiquait en substance qu'il appartenait au juge de déterminer dans chaque espèce s'il existait une faute caractérisée de nature à engager la responsabilité du service compte tenu de sa nature, des aléas et des difficultés qu'il comportait, de la part d'initiative dont il avait besoin pour fonctionner, mais aussi des droits individuels des intéressés, de la protection qu'ils méritaient et de l'atteinte qui leur avait été portée.
Il s'agissait de maintenir une série d'équilibres subtils. En premier lieu il fallait apprécier le caractère plus ou moins inévitable de la faute en regard des difficultés et des aléas du service ; en deuxième lieu il convenait de ne pas lui imposer des contraintes déraisonnables, freins excessifs à son action : comme le soulignait le Commissaire du Gouvernement Rivet dans ses conclusions sur l'affaire Clef : CE 13‑3‑1925‑RDP 1925-274 « Pour s'acquitter de la lourde tâche de maintenir l'ordre dans la rue, les forces de police ne doivent pas voir leur action énervée par des menaces permanentes de complications contentieuses. » Enfin, en dernier lieu, l'état de droit imposait de tenir compte de l'atteinte portée à des intérêts individuels.
 
Cela déboucha sur l'exigence d'une faute lourde, seule génératrice de responsabilité dans le cas de l'action sur le terrain de services présentant une part importante de difficultés et d'aléas. Il s'agit du maintient de l'ordre dans la rue : CE 16‑3‑1956 Époux Domenech p124 ; de la lutte contre l'incendie : CE 21 février 1964 Cie d'assurance La Paternelle et Ville de Wattrelos p119 ; contre les inondations : CE 11‑1‑1957 Dame Veuve Etienne p27 ou encore de l'activité de services qui bien que dans un contexte différent ont une mission comportant autant d'aléas et de difficulté. Il en allait ainsi des actes médicaux et chirurgicaux.

 
Ce dernier domaine est particulièrement instructif pour notre propos. En effet après avoir abandonné la notion de faute lourde qui prévalait en la matière cf. notamment : CE 26‑1‑1959 Rouzet p405 AJ.5.59.273 ; la juridiction administrative y est en quelque sorte revenue sous un autre vocable en déclarant que n'étaient pas de nature à engager la responsabilité du service public hospitalier, les simples maladresses commises au cours d'actes chirurgicaux particulièrement difficiles cf. par exemple : CAA Marseille 16‑05‑07 Centre Hospitalier du Bassin de Thau, ou à contrario : CE 19‑12‑08 Corvino un acte ne présentant pas de difficultés particulières. Cette approche concerne aussi les retards ou erreurs de diagnostic s'appliquant à des cas particulièrement complexes cf : CAA Marseille Petit.
C'est ainsi plus d'un siècle de jurisprudence qui aboutit, progressivement à la prise en compte de ce que les spécialiste du droit des risques, reprenant les réflexions et travaux des ingénieurs en matière de sécurité industrielle ou des transports ont appelé le « facteur humain ». On peut résumer en une phrase simple, une de leurs conclusions les plus essentielles : dès lors qu'une activité présente un certain degré d'urgence ou de complexité où l'un de ces éléments, l'agent le mieux formé, le plus compétent, le plus consciencieux commettra un taux incompressible d'erreurs. 
Dans de telles conditions qualifier cela de « faute » devient une aberration. La solution consiste à prévoir des dispositifs, tels des redondances, susceptibles de corriger le maximum de ces erreurs et d'autres pour en limiter et réparer les conséquences.
On est loin de l'univers Thomiste[3] du droit continental élaboré depuis l'antiquité romaine, ou tout désordre est un « péché » contre l'ordre du monde et en cela, une faute.
Cela va aboutir en droit nucléaire à la règle dit de « non sanction » selon laquelle la seule exigence pour le « fautif » est de signaler au plus vite son erreur afin qu'elle puisse être corrigée au mieux. On note aussi une règle de même nature posée par le code de l'aviation civile pour toute personne impliquée dans un incident ou accident aérien.
La distinction entre faute lourde et faute simple et l'exigence de la première pour engager la responsabilité de la puissance publique constituaient un premier pas pour construire les « règles spéciales » de cette responsabilité en réservant la qualification de faute de nature à l'engager aux comportements les plus anormaux mais elle n'apportait que bien peu de réponses à la question que signalait déjà le Commissaire du Gouvernement Romieu dans ses conclusions sur l'affaire Thomaso-Grecco : la protection de l'administré lésé.
Le caractère problématique de ce lien entre faute et réparation allait encore se manifester dans un domaine spécifique de la responsabilité de la puissance publique, au confluent des recours pour excès de pouvoir et de pleine juridiction : la responsabilité pour irrégularité ou illégalité.
                        A 2 – L'illégalité fautive.
De toute évidence toute illégalité ou irrégularité de nature à entrainer l'annulation pour excès de pouvoir d'un acte de l'Administration constitue une faute, mais ouvre-t-elle pour autant un droit à réparation sur le terrain du plein contentieux ?
La réponse de la juridiction administrative à cette question se révèle très nuancée.
Le principe est que l'illégalité constitue une faute engageant la responsabilité de la puissance publique, cela qu'il s'agisse d'une décision individuelle : CE 26‑11‑75 Dugenet et Ministre délégué auprès du premier Ministre, chargé de la protection de la nature et de l'environnement c/Guillebaud‑90114‑90159Tb557c pour le préjudice causé à un voisin par l'autorisation irrégulière d'une installation classée ; ou d'un acte réglementaire CE 23‑06‑76 Ministère de l'Économie et des Finances c/Coopérative de céréales des régions de Saint Sauveur, Etai, Torcy et Union des Coopératives de Céréales de l'Yonne p324, pour un arrêté ministériel pris incompétemment en matière de réglementation des changes.
Toutefois un problème évident se posait dans le cas des irrégularités entachant la forme d'une décision et non le fond, tant il est vrai que le principe de bonne foi aux termes duquel nul n'est admis à se prévaloir de sa propre faute est opposable aux deux parties et n'interdit pas à un fautif de tirer argument des manquements de son adversaire.
 
En un tel cas, le Conseil d'Etat recherche si l'irrégularité de procédure a pu avoir une influence sur le fond de la décision ; c'est notamment le cas quand une personne ayant été l'objet d'une mesure défavorable n'a pas été admise à faire valoir son point de vue dans le cadre d'une procédure contradictoire : CE 21‑10‑83 Mme Grenier Tb p5574, pour une décision mettant fin aux fonctions de la directrice d'un camp de vacances, sans que celle-ci ait pu présenter ses observations sur les faits qui lui étaient reprochés.
Dans le cas ou l'irrégularité de procédure était susceptible d'influencer la décision, le droit à réparation n'en est pas acquis pour autant.
Si l'Administration parvient à démontrer devant le juge qu'une mesure prise à l'issue d'une procédure irrégulière et dans des conditions susceptibles d'influencer son sens était en toute hypothèse justifié au fond, l'annulation pour excès de pouvoir n'ouvrira aucun droit à réparation.
 
Ainsi il existe une abondante jurisprudence selon laquelle dans le cas d'une mesure prise en considération de la personne, et plus particulièrement celui d'une sanction, s'il apparaît qu'elle était justifiée par le comportement de l'intéressé, aucune réparation ne sera accordée nonobstant, le défaut de caractère contradictoire de la procédure cf par exemple : CE 21‑12‑77 Brinon Cherbuliez p532 pour la révocation irrégulière en la forme, mais justifiée par la manière de servir d’un médecin hospitalier.
 
Cette démarche a été étendue aux erreurs de droit : CE 3‑6‑80 Haeuw n° 09911, pour une décision illégale, mais qui aurait pu être légalement prise sur le fondement d'un autre texte ; ou aux erreurs de fait ou d'appréciation : CE 9‑1‑81 Morelle n° 20521 ; mention illicite de faits et sanctions amnistiés lors d'une procédure disciplinaire, mais sanction justifiée par un fait avéré, la négligence ayant entrainé la perte de son arme de service par un policier. En l'espèce ni illégalité, ni à fortiori responsabilité.
On observe certes une évolution récente de la jurisprudence, qui tend parfois à accorder un minimum d'indemnisation au titre du préjudice moral pour toute illégalité ou presque : CE 26‑10‑84 Ville de Cognac Tb p5768 ; pour le commentaire public des motifs du licenciement de la directrice d'un foyer de personnes âgées ; mais cette inflexion reste très limitée et les indemnités allouées sont modestes, à la limite du symbolique.
Voir dans ce mécanisme le simple effet du principe général applicable en Droit Administratif comme en droit civil, qui donne un caractère exonératoire de responsabilité à une faute de la victime serait un raccourci excessif.
En ce mécanisme classique, le juge va rechercher si la victime n'est pas en réalité l'auteur, au moins partiel du dommage par son comportement qu'il va qualifier, un peu superfétatoirement de fautif.
 
On voit bien qu'ici la notion de faute et celle de lien de causalité se recoupent largement et cela se voit bien d'ailleurs dans les rédactions du Conseil d'État lorsqu'il adopte cette démarche, par exemple dans les litiges en matière de dommages de travaux publics où il écrit fréquemment que : « l'accident est seulement imputable à l'imprudence de la victime. » cf par exemple CE 3‑3‑1976 Département du Calvados n°90596 Tb p6304.
En matière de responsabilité pour illégalité ; la situation est toute autre qu'en travaux publics.
La cause matérielle du préjudice, c'est l'agissement – ou l'inaction – de l'Administration : une obligation, une interdiction ou une autorisation ; son caractère illégal n'ajoute ni ne retranche rien et l'on sait bien que si les actes illégaux peuvent ne pas être générateurs de responsabilité, des actes parfaitement réguliers peuvent ouvrir droit à indemnisation : cf par exemple CE 26‑1‑79 Ste Avenir Publicité, pour une mesure légale de réglementation de la publicité.
Encore une fois, la notion civiliste de la faute est inappropriée pour servir de fondement à la responsabilité de la puissance publique et le juge administratif s'est vu obligé d'élaborer des adaptations par lesquelles il va exonérer l'Administration dans l'hypothèse de dysfonctionnements avérés qui sont sans conséquences sur le sens d'une décision ou dont il est acquis qu'ils n'ont pas empêché de prendre une décision qui s'imposait, c'est le cas des vices de procédure ou même de certaines erreurs de droit ou d'appréciation. On peut affirmer sans trop s'avancer que le lien entre illégalité et responsabilité devient quelque peu sujet à caution.
 
Au terme de ces premières adaptations, la jurisprudence administrative a construit un système de « règles spéciales » selon lesquelles la responsabilité pour faute de la puissance publique n'était « ni générale, ni absolue. » Les actes ainsi exonèrés n'en avaient pas moins causé un préjudice et l'équilibre souhaité par le Commissaire du Gouvernement Romieu dans ses conclusions précitées dans l'affaire Blanco entre la limitation de la responsabilité de la puissance publique et la légitime protection des droits des particuliers peinait à être atteint.
Le juge administratif se livra donc à une nouvelle – dernière – adaptation de la notion de la faute pour tenir compte de la situation créé quand la faute d'un agent est à priori distincte de la faute de service.
                   B – Le cumul de fautes.
 
Les solutions simples du droit civil où le commettant est responsable des fautes de son préposé, quitte à se retourner contre lui par le biais d'une action récursoire étaient difficilement transposables en matière administrative sauf à revenir à l'idée d'une responsabilité « générale et absolue » du service, ou à faire porter essentiellement le poids de toute la faute imputable à un agent clairement identifié sur ce dernier. Dans une telle hypothèse le risque était double et inacceptable :
d'une part on pouvait craindre de voir se développer une véritable paralysie de l'Administration, les agents pensant avant tout à se préserver de tout risque contentieux et seulement en second lieu à l'accomplissement du service ; d'autre part, étant donné les moyens engagés dans l'action administrative, les dommages sont souvent sans commune mesure avec les capacités financières du fonctionnaire qui se trouve en être à l'origine.
D'un autre coté, la faute administrative est rarement imputable en totalité à l'agent qui n'est pas le dernier maillon d'une chaine de dysfonctionnements, même si sa réaction est de toute évidence inappropriée.
La première tentative de règlement de ce problème fut faite par le Conseil d'État en posant le principe d'une distinction entre la faute de service qui se manifeste « si l'acte dommageable est impersonnel ; s'il révèle un administrateur plus ou moins sujet à erreur » ; et la faute personnelle qui révèle « l'homme avec ses faiblesses, ses passions, ses imprudences », comme l'expliquait le Commissaire du Gouvernement Laffériére dans ses conclusions relatives à l'affaire : TC 5‑5‑1877 Laumonier-Cariol p437.
Une telle approche ne pouvait raisonnablement être maintenue dans une affaire telle que celle opposant M. Anguet à l'Etat : CE 3‑2‑1911 Anguet p146.S.1911.3.1137.Note Hauriou. En cette occasion M. Anguet venu encaisser un mandat dans un bureau de poste s'était vu empêcher de sortir par la porte normalement réservée au public, celle-ci étant close avec un peu d'avance.
 
Sur les indications d'employés, il se dirigea vers une issue prévue pour le personnel et ce faisant, il traversa une pièce où les agents classaient des valeurs. Pensant avoir affaire à un malfaiteur, ils le jetèrent violemment dehors et il fut sérieusement blessé.
 
A priori, la faute de service constituée par la fermeture un peu prématurée de la sortie réservée au public était une faute trop légère pour engager la responsabilité du service, quand à celle des agents, elle résultait plus d'un malentendu que d'une faute révélant « l'homme avec ses faiblesses, ses passions, ... ». Ces derniers n'étaient que les derniers maillons d'une chaine de petit dysfonctionnements où, entre autres, les employés qui croyant bien faire, avaient malencontreusement indiqué ce chemin à M. Anguet, portaient eux aussi une part de responsabilité. Un refus d'indemnisation aurait pourtant été parfaitement inéquitable étant donné la totale bonne foi de la victime et la gravité du préjudice.
La juridiction du Palais Royal, prisonnière en quelque sorte de la notion de faute, trouva une issue en imputant une faute personnelle aux agents qui avaient rudoyé la victime, et cela sans en tirer les conséquences, puis en décidant que cette faute personnelle se cumulait avec une faute due à un mauvais fonctionnement du service qui l'avait permise.
Cette construction, finalement assez artificielle, finissait par désigner deux fautes à la suite d'un enchainement de circonstances où l'on peinait à en trouver une seule bien caractérisée, mais le but consistant à éviter l’inéquité qu'aurait constitué un refus d'indemnisation était atteint.
Dans une autre espèce, celle opposant les époux Lemonnier à l'État : CE 26‑7‑1918 Epx Lemonnier p 761.S.1918‑1919‑3‑41. Concl. Blum Note Hauriou, le même but – éviter un refus de réparation qui aurait été manifestement un défi à l'équité – fut atteint en considérant en quelque sorte qu'un seul fait qualifié de fautif pouvait avoir une double face, tel un janus juridique.
En cette espèce, une attraction consistant en un tir sur des cibles flottantes avait été organisée à l'occasion d'une fête communale. Le maire, averti d'un risque d'accident avait pris dans le cadre de ses pouvoirs de police, c'est à dire en tant qu'agent de l'État, des mesures qui s'avérèrent insuffisantes, puisque Mme Lemonnier fut blessée par une balle.
La faute personnelle de l'édile était devenu incontestable puisque le juge judiciaire l'avait condamné de ce chef, mais selon le mot du Commissaire du Gouvernement Blum : « La faute se détache peut être du service (...) mais le service ne se détache pas de la faute », car il en a fourni l'occasion et les moyens. Dans un tel cas, la responsabilité de la collectivité publique est engagée. Il n'en va autrement que si le lien entre le service et le dommage n'est en quelque sorte qu'accidentel et si vient s'intercaler la volonté délibérée d'un agent d'agir pour un but strictement personnel comme dans l'affaire : CE 23‑6‑1954 Dame Vve Litzler p376 pour un crime passionnel commis par un douanier avec son arme de service.
 
 
On voit bien que la logique de cette construction jurisprudentielle est, sans évacuer complètement la notion de faute perçue encore comme incontournable, de la vider de ses effets et d'assurer l'indemnisation de la victime qui pourrait être compromise par l'insolvabilité de l'agent. Si le dommage est aggravé par les moyens du service, il est normal qu'il soit couvert par ces mêmes moyens.
 
C'était surement l'idée du Commissaire du Gouvernement Gazier, qui concluant dans l'affaire : CE 18‑11‑1949 Mlle Mineur et Autres p492.RDP.50.183.Note Waline, préconisait d'admettre la responsabilité de l'État pour un faute commise hors service, mais avec les moyens du service en affirmant qu'une solution contraire heurterait gravement l'équité. Il indiquait : « La généralisation de plus en plus obligatoire des assurances et la jurisprudence judiciaire qui admet presque toujours la responsabilité du commettant dans les abus de fonction du préposé ont chassé cette iniquité du secteur privé ; il est très choquant qu'elle subsiste dans le secteur public. »
Cela ne signifie pas pour autant l'impunité de l'agent dont le rôle a pu être déterminant dans le réalisation du préjudice. Si la puissance publique protège la victime, elle peut demander des comptes du dommage à celui qui l'a causé par un comportement inacceptable où reparait : « l'homme avec ses faiblesse, ses passions ». Et non plus : « l'Administrateur plus ou moins sujet à l'erreur. »
En définitive, le mécanisme classique de la faute ne fonctionne en la matière que dans le cas où son action est en réalité dépourvue de tout véritable lien avec le service.
La philosophie profondément Thomiste du droit continental, issue du droit romain, imposait de rechercher derrière tout désordre, c'est à dire tout manquement à un ordre du monde harmonique et hiérarchique dont l'ordonnancement juridique n'est qu'un des éléments, une faute – pour ne pas dire un péché. –
L'appréciation de l'action de l'Administration étant particulièrement rebelle à cette logique dans la mesure où les préjudices causés par les structures administratives résultent la plupart du temps de l'inadéquation globale d'un système dont on ne peut attendre raisonnablement la perfection de l'ordre conçu par le Docteur Angélique, ou un ensemble de dysfonctionnements où l'on peine souvent à identifier un acte qui serait la « cause adéquate » du préjudice, c'est à dire celle qui devait normalement le causer. Et même quand un tel acte existe et se trouve imputable à la malignité ou l'inconscience d'un individu clairement identifié, l'équité impose à l'Administration qui l'a mis en situation d'agir, d'assumer le fait de son agent.
Confronté à ce problème, la juridiction administrative, moins dépendante historiquement et structurellement, que l'ordre judiciaire, du contexte philosophique et religieux qui avait façonné la construction du droit de la responsabilité n'a pas seulement repensé la notion de faute, elle l'a aussi évacué en élaborant une autre démarche, en trouvant d'autres fondements à la réparation des préjudices causés par la puissance publique.
               Chapitre II – De nouveaux mécanismes de responsabilité.
 
Le régime de responsabilité sans faute pour les activités de l'Administration est apparu très tôt puisqu'il remonte aux origines de notre de droit public avec la loi du 28 Pluviôse an VIII applicable aux dommages de travaux publics, mais l'idée a peiné à s'imposer, une partie de la doctrine notamment, bien en retard sur le législateur et le juge, tentant de réintroduire la notion de faute, ou de n'y voir qu'une catégorie exceptionnelle justifiée par une situation de même nature. Dans cette optique, le risque causé par la puissance exceptionnelle de l'activité de l'Administration, qu'il soit dû à ses prérogatives ou à l'ampleur matérielle de ses moyens appelait des contreparties. Mais rapidement cette notion de risque et de contrepartie dû s'effacer devant celle d'égalité des citoyens devant les sujétions, inconvénients et préjudices causés par la puissance publique.
Dans un deuxième temps, cette idée d'égalité prit une véritable autonomie et se découpla en quelque sorte totalement de toute idée de contrepartie.
La puissance publique, investie par le préambule de la constitution du 27 octobre 1946 de la mission d'assurer « à l'individu et la famille les conditions nécessaires à leur développement » se vit attribuer la responsabilité de réparer les préjudices qu'elle n'aurait pu éviter comme elle en avait le devoir. Le fondement de cette nouvelle responsabilité est alors à rechercher dans l'idée de solidarité nationale.
II A – La substitution de la notion de risque à celle de faute.
 
Le point de départ en fut le régime applicable aux travaux publics, mais l'extension de cette responsabilité sans faute à d'autres domaines, d'abord voisins, puis complètement étrangers, amena à privilégier un autre fondement que le risque.
                        A 1 – L'origine : le régime des travaux publics.
La responsabilité sans faute fait son apparition en droit public avec la loi du 28 pluviôse, an VIII qui établit en son article 4 un régime particulier en matière de dommage de travaux publics. Le Conseil d'État adopte en effet très tôt le considérant de principe selon lequel ; « Même sans faute, l'Administration est responsable des dommages causés aux tiers par l'exécution ou l'inexécution des travaux publics, à moins que ces dommages ne soient imputables à une faute de la victime ou à un cas de force majeure. » cf par exemple CE 31‑1‑1890 Nicot p112.
Cette construction jurisprudentielle, que rien d'ailleurs dans le texte de la loi n'imposait, fut rapidement étendue à la situation des usagers de l'ouvrage public. Certes, dans la mesure où la collectivité publique mise en cause pouvait s'exonérer de la responsabilité en établissant l'entretien normal de l'ouvrage, une partie de la doctrine voulut y voir un retour de la notion de faute par le biais d'un mécanisme de présomption[4]. La juridiction du Palais Royal fit rapidement fi de cette interprétation, notamment en admettant le caractère non exonératoire du fait du tiers qui est le signe que le régime appliqué est bien celui du risque : CE Ass 9‑1‑76 Ministre de l'Aménagement du Territoire, de l'Equipement du Logement et du Tourisme c/ Dame Berkowitz p21.
Il convient toutefois de remarquer que si la responsabilité « sans faute » est clairement mentionnée dans les décisions de la jurisprudence administrative en cette matière, on peine à y trouver la mention, en toute lettres, du « risque », ce qui ouvrit la porte à des interprétations différenciées sur son fondement exact.
Les premières se réfèrent bien à l'idée qu'en raison des prérogatives dont l'Administration dispose dans le domaine des travaux publics, il y avait lieu d'établir une contrepartie aux risques exceptionnels qu'ils comportent toujours plus ou moins : cf. les conclusions du commissaire du Gouvernement Rivet dans l'affaire CE 16‑12‑1932 RDP.1933,251.
On éprouve toutefois quelques difficultés à trouver de telles prérogatives et de tels risques « exceptionnels », par exemple dans le tout venant des accidents sur les voies publiques terrestres, causés par un « nid de poule » non comblé ou par une couche de gravillons insuffisamment balayée.
 
 
L'idée fut donc avancée très tôt, elle aussi, que dès lors que la collectivité retire des avantages des travaux et ouvrages publics considérés comme une richesse collective, il est normal que cette égalité devant les bénéfices soit assortie d'une égalité devant les inconvénients et préjudices pouvant eux aussi en résulter. Il ne s'agissait là que d'une application, au fond assez évidente du principe d'égalité devant les charges publiques[5].
                        A 2 – Les extensions de la responsabilité sans faute et la régression de la notion de risque.
 
Les premières de ces extensions concernèrent les activités de l'Administration comportant l'usage de moyens exceptionnels, particulièrement dangereux et prirent place, d'une manière qui ne saurait en rien être considérée comme surprenante, dans le contexte des deux guerres mondiales.
C'est ainsi que le Conseil d'État a admis dans l'affaire CE 28 mars 1919 Regnault Desroziers p 339.S.1918‑1919‑3‑25 Note Hauriou et RDP 1919‑329.Note Jèze, l'indemnisation du préjudice causé par l'explosion du fort de la « Double Couronne », à coté de St Denis, suite au stockage dans des condition de sécurité sommaires d'une grande quantité de munitions et cela sous la pression de nécessités militaires particulièrement urgentes.
La réparation était accordée aux tiers, victimes de l'accident sur le fondement de la responsabilité sans faute, en égard à l'existence du risque créé par une activité particulièrement dangereuse mais imposée de toute évidence par la nécessité du moment.
Trente ans plus tard, le même fondement fut admis pour l'usage d'armes à feu particulièrement dangereuses pour le public.
Apparue dès 1918, les armes légères tirant par rafales ne furent répandues dans les forces de police qu'après la deuxième guerre mondiale et furent l'occasion d'accidents en raison de leur imprécision et de leur cadence de tir. Dans l'affaire : CE 24 juin 1949 Leconte p307‑RDP 1949‑538 Note Waline, des agents tirèrent au pistolet mitrailleur vers les pneus arrière d'une voiture qui avait forcé un barrage. Une balle ricochant sur le pavé blessa mortellement le sieur Leconte assis devant la porte de son bar.
Il est à noter que dans ces deux affaires, si la responsabilité de la puissance publique est expressément engagée sur le fondement du risque – le mot est ici clairement employé – créé par l'usage de moyens exceptionnellement dangereux, l'idée d'égalité est mentionnée aussi.

Dans l'affaire Regnault Desroziers, elle n'est qu'en filigrane, car le Conseil d'État ne se réfère qu'à la notion de « risque excédant les limites de ceux qui résultent normalement du voisinage ... », mais elle est clairement exprimée dans la seconde où le rédacteur de l'arrêt écrit que : « ... la responsabilité de la puissance publique est engagée en l'absence de toute faute dans le cas où le personnel de la police fait usage d'armes ou d'engins comportant des risques exceptionnels (...) et ou les dommages subis dans de telles circonstances excèdent, par leur gravité, les charges qui doivent normalement être supportées par les particuliers ... »
Il importe de remarquer que cette construction juridique réalisée à propos de risques réellement exceptionnels – un dépôt de munitions réalisé à la hâte dans une situation militaire difficile en raison de la pression de l'ennemi – a été étendue à des réalités moins prégnantes, l'usage d'une mitraillette par un agent de police et enfin à celui d'un simple pistolet : CE 1‑6‑51 Jung p312 et CE 27 avril 1953 Nicol JCP.1.1113 chronique Gazier. C'est sans doute un engin dangereux, il n'a rien d'exceptionnel.
Il est intéressant aussi de remarquer que cette idée de moyens dangereux est venue interférer avec la notion de faute pour en affaiblir la portée. Si le bénéfice du risque et de l'idée d'égalité devant les charges publiques est logiquement réservé aux personnes étrangères à l'opération de police, les individus visés, qui ne peuvent s'en prévaloir puisqu'ils sont placés dans une situation objective différente de celles des tiers, en bénéficient tout de même d'une certaine façon puisqu'il leur suffit de démontrer en un tel cas, l'existence d'une faute simple pour pouvoir être indemnisé : CE 27‑7‑1951 Dame Aubergé et Dumont, cela contrairement à la vieille jurisprudence Thomaso Grecco, précitée.
C'est un signe de plus, s'il en fallait, de la progression constante de la responsabilité objective. On pourrait faire une remarque de nature voisine en matière de travaux publics, où dans le cas d'un ouvrage particulièrement dangereux, elle retrouve sa plénitude même vis à vis de l'usage ; car en ce cas, l'Administration ne peut plus s'exonérer en démontrant l'existence d'un entretien normal de l'ouvrage : CE Ass 6‑7‑1973 Ministère de l'équipement c/Dalleau p 482.
 
 
Construite à propos d'explosifs et d'armes à feu, cette jurisprudence où l'on combine les idées de risque et d'égalité devant les charges publiques fut étendue à des méthodes comportant des dangers, mais utiles à la société ; ce fut le cas pour des raisons sanitaires, dans le cas des sorties, thérapeutiquement justifiées, pour des malades mentaux : CE 13‑7‑1967 Département de la Moselle p341‑D‑1967‑675 Note Moderne ; ou encore, dans un autre domaine, pour les permissions accordées à des détenus dans le but de faciliter leur réinsertion : CE 2‑12‑81 Garde des Sceaux, Ministère de la Justice c/Theys p456.
 
 
Dans un deuxième domaine, la responsabilité sans faute de l'Administration devait se dégager de l'idée de risque, surtout de risque exceptionnel, pour se présenter d'une manière objective. Il s'agit des dommages subis par les collaborateurs des services publics.
Cette construction jurisprudentielle remonte fort loin, avant même la loi du 9 avril 1918 sur les accidents du travail, remplacée depuis, notamment par la loi du 30 octobre 1946. Dans l'affaire Cames : CE 21‑6‑1895 Cames p509‑D.1896‑3‑65 Conclusions Romieu Note Hauriou, le Conseil d'État avait à connaître d'un accident du travail subi le 8 juillet 1892 par un ouvrier de l'arsenal de Tarbes, alors qu'il forgeait une pièce de métal. Le texte de l'arrêt, fort lapidaire comme cela était d'usage à l'époque, se borne à relever qu'en l'absence de toute faute de la victime, la responsabilité de l'État est ipso facto engagée. Le fondement de cette décision apparaît plus clairement dans les conclusions du Commissaire du Gouvernement Romieu et est à rechercher dans une conception des droits et obligations réciproques de l'État et de ses ouvriers dans l'exécution du service public. La notion de risque inhérente à l'exécution du service est bien sûr en ces espèces, incontournable, puisque sans cela il ne saurait y avoir d'accident, mais le magistrat se garde bien d'analyser ce risque et son caractère important ou non. Ce qui compte c'est sa seule concrétisation, c'est à dire le préjudice. Pour le Commissaire du Gouvernement Romieu : « l'État doit garantir ses ouvriers contre le risque résultant des travaux qu'il leur fait exécuter ; » et il conclut : « Si un accident se produit dans le travail et s'il n'y a pas de faute de l'ouvrier, le service public est responsable et doit indemniser la victime ; »
Ceux qui servent la collectivité doivent, par le fait même, être indemnisés des préjudices qu'ils peuvent subir à l'occasion de ce service. Ici l'idée d'égalité devant les charges publiques laisse déjà place à celle de solidarité nationale.
 
Dans les espèces moins anciennes où la juridiction administrative a eu à se prononcer sur la situation de collaborateurs occasionnels des services publics, celle des fonctionnaires et agents publics ayant été réglée par la loi, la référence au risque s'efface dans la rédaction des arrêts au profit de celle à l'égalité devant les charges publiques. C'est ainsi que dans l'affaire CE 22‑11‑1946 Commune de St Priest la plaine p279, on peut lire à propos de bénévoles blessés alors qu'ils tiraient un feu d'artifice à l'occasion de la fête locale : « ... que la charge du dommage qu'ils ont subi, alors qu'ils assuraient l'exécution du service public dans l'intérêt de la collectivité locale et conformément à la mission qui leur avait été confiée par le maire, incombe à la commune ... »
Cette jurisprudence devait connaître des développements avec l'indemnisation de gens qui en dehors de toute requête des autorités, mais en situation d'urgence, vont prendre l'initiative de participer à une mission de service public : CE 17 avril 1953 Pinguet p117.S.1954‑3‑69 Note Robert pour un passant qui se lance à la poursuite d'un malfaiteur et est blessé par lui, et surtout : CE 25‑5‑1970 Commune de Batz sur mer et Dame Veuve Tesson p540.D‑1971‑55
Conclusions Morisot ; pour un passant qui tente de sauver un enfant emporté par la mer et se noie avec lui.
Une logique identique a été développée dans le cas d'un maire blessé alors qu'il effectuait bénévolement des travaux de terrassement pour la commune : CE 27‑11‑1970 Appert Colin p709‑D‑1971‑270. Note Moderne.
 
Ceux qui acceptent spontanément des charges particulières au service de la collectivité doivent être protégés à la mesure de leur engagement. C'est simplement une application de l'idée selon laquelle l'égalité devant les charges publiques doit amener, comme toujours dès lors qu'il s'agit du principe d'égalité, à traiter différemment des situations différentes et cela en cohérence avec la différence en cause.
Dans une quatrième catégorie d'extension de la responsabilité sans faute des personnes publiques, la notion de risque va totalement s'effacer pour faire place à la seule idée d'égalité devant les charges publiques. Il s'agit des préjudices causés par des mesures de portée générales.
Cela concerne pour l'essentiel deux catégories d'hypothèses : les mesures légales ou réglementaires, puis les actes de gouvernement.
 
Dans le premier cas, le principe fut longtemps celui de l'irresponsabilité de l'État législateur. Il fut posé dans l'arrêt : CE 11‑1‑1838 Duchâtelet p7. M. Duchâtelet était fabricant de tabac factice. Cette production ayant été interdite par la loi du 12 février 1835 afin de protéger le monopole fiscal des Tabacs et Allumettes, la haute juridiction décida que : « ... l'État ne saurait être responsable des conséquences des lois qui, dans l'intérêt général, prohibent l'exercice d'une industrie, à moins que des dispositions spéciales ne soient intervenues en ce sens ... »
Une évolution se dessina au début du XXe siècle avec des arrêts où le Conseil d'État décida qu'un particulier ne saurait utilement demander réparation du préjudice causé par une mesure d'interdiction posée par une loi afin de mettre fin à une activité condamnable et sans prévoir d'indemnisation : cf CE 29‑4‑1921 société Premis et Henry p424‑S‑1923‑3‑14. Note Hauriou, pour la loi du 16 mars 1915 prohibant l'absinthe pour des raisons de santé publique.
La porte était ouverte à contrario, à l'indemnisation de particuliers dont l'activité était soumise à une interdiction pour des motifs d'intérêt général, mais sans qu'aucune critique ne puisse valablement leur être adressée. Ce pas fut franchi avec la décision : CE 14‑1‑1938 SA des produits laitiers Lafleurette p25. Cette entreprise qui fabriquait une crème dénommée « Gradine » avec du lait, de l'huile d'arachide et des jaunes d'œufs se vit interdire cette production par l'article 1er de la loi du 29 juin 1934 « relative à la protection des produits laitiers. »
 
 
Le Conseil d'État relevant que : « ... rien ni dans le texte même de la loi ou dans ses travaux préparatoires, ni dans l'ensemble des circonstances de l'affaire, ne permet de penser que le législateur a entendu faire supporter à l'intéressé une charge qui ne lui incombe pas normalement ... » Le fondement tiré de la notion de risque était complètement évacué et celui de l'égalité devant les charges publiques clairement énoncé comme seule base de cette décision.
Cette démarche ne pouvait qu'être étendue aux autres textes de portée générale, ce qui fut fait avec : CE 6‑1‑56 Manufacture d'Armes et Cycles p3, et surtout la décision de principe : CE 22‑2‑1963 Commune de Gavarnie p113‑AJ‑1963‑208 Chronique Gentot et Fourré, pour des règlements édictés.
Restait le domaine si particulier des actes de gouvernement et plus précisément celui des dommages qu'ils peuvent causer.
 
 
On sait que les particuliers doivent d'une manière générale et quelle que soit leur situation dans la société, répondre de la conformité de leurs actes au droit, dès lors que celle-ci est mise en cause par le ministère public ou une personne ayant intérêt à agir. Le droit républicain ne saurait connaître l'équivalent du « triangle d'or » porté par certains hauts personnages de l'empire Byzantin et qui signifiait, depuis l'époque de Justinien, qu'ils étaient au dessus des lois. A cet égard, il convient de remarquer que même les immunités reconnues par le droit constitutionnel pour certains titulaires de mandats publics ne sont en fait que des procédures particulières de mise en cause. Celle des parlementaires n'existe que pendant la durée des sessions et peut être levée par un vote de l'assemblée à laquelle ils appartiennent et les ministres ou le président de la République peuvent être traduits devant la « Cour de Justice de la République. »
Si cela s'applique à la personne des gouvernants, il n'en va pas de même pour l'État pris en tant que personne morale de droit public.
La norme posée en droit privé ne pouvait s'appliquer purement et simplement a lui, comme le rappelle le principe d'autonomie posé par l'arrêt Blanco. Cette catégorie d'actes fut définie ab initio à propos du contrôle exercé par le juge de l'excès de pouvoir et auquel elle échappait. Elle connut au fil du temps diverses restrictions et ce qu'il en reste ne pose pas toujours de problème en matière de responsabilité.
A l'origine l'acte du gouvernement était celui pris pour des motifs politiques : CE 9 mai 1867 Duc d'Aumale et Michel Levy p472 Conclusions Aucoc. Cette position fut abandonnée– avec la chute du second empire – par la jurisprudence : CE 19 février 1875 Prince Napoléon p155 Conclusions David. Maintenant, au contraire, un tel mobile est de nature à révéler un détournement de pouvoir et à justifier l'annulation de la décision ainsi prise. Le Commissaire du Gouvernement Letourneur fut très clair sur ce point dans ses conclusions à propos de l'affaire qui donna lieu à l'arrêt en Assemblée plénière : CE 28‑5‑1954 Barel p308.
 
La qualification d'acte de gouvernement et l'immunité juridictionnelle subséquente, sont réservées maintenant à deux grandes familles de décision.
La première, qui ne pose en pratique aucun problème en matière de responsabilité, est celle des actes pris par l'exécutif dans ses rapports avec d'autres pouvoirs constitutionnels, au premier rang desquels le parlement : CE 18‑7‑1930 Rouchie p771, pour le refus de déposer un projet de loi. Il en va de même pour la décision de soumettre un projet de loi au référendum CE 29 avril 1970 p506 ou pour les décisions modifiant les rapports entre les pouvoirs constitutionnellement établis : CE 2mars 1962 Ruben de Servens p143, Conclusions Henry, pour la mise en œuvre des pouvoirs exceptionnels prévus par l'article 16 de la constitution de 1958.
On comprend aisément, qu'en pratique de tels actes peuvent difficilement causer un préjudice direct, anormal et spécial à un particulier.
La seconde catégorie est celle de actes qui mettent en jeu les relations de l'Etat avec d'autres sujets du droit international public, par exemple : CE 29‑10‑54 Taurin et Mérienne p566, pour des actes relatifs à une convention internationale. Cette jurisprudence relative au temps de paix s'applique aussi en période de conflit : CE 5 mars 1926 Panisse p245 pour des opération et faits de guerre. Ces règles s'appliquent, bien sûr sous la réserve de la notion d'acte détachable qu'il n'est pas dans notre propos d'examiner plus avant.
On voit bien qu'il s'agit là d'actes à l'occasion desquels des intérêts particuliers peuvent être lésés ; pourtant cette immunité en matière de contrôle de légalité entrainait systématiquement la même immunité en matière de responsabilité pour un exemple d'une jurisprudence ancienne, constante et abondante cf : CE 25‑11‑68 Tallagrand p607 ou plus anciennement : CE 1‑6‑1951 Société les Étains et Wolfram du Tonkin p312.
Pourtant des inflexions ne pouvaient que se produire. La responsabilité pour faute était en l'occurrence, inadaptable, mais l'exigence rappelée par le Commissaire du Gouvernement Romieu dans l'arrêt Blanco, de tenir compte des droits individuels lésés et la nécessité d'allouer une réparation convenable subsistait. Restait à élaborer la technique juridique pour ce faire.
Le législateur avait ouvert une porte, une piste de réflexion pour le juge en élaborant, au lendemain de la première guerre mondiale, une législation sur les dommages de la guerre, ce qui amène l'apparition d'un considérant de principe selon lequel de tels préjudices : « ne sauraient ouvrir aux victimes, droit à réparation à la charge de l'État que sur le fondement de textes ayant force de loi » : cf. CE 5‑3‑1926 Panisse p245, précité au : CE 30‑3‑1966 Société Ignazio Messina p258.
Ce qui était écarté, c'était bien la responsabilité pour faute, mais le principe même selon lequel il incombait à l'État d'indemniser les citoyens victimes de tels dommages était, d'une manière assez restrictive certes, mais était tout de même inscrit dans la loi.
 
Il était logique, inévitable même que des constructions jurisprudentielles viennent prolonger cette évolution.
Cela se produisit avec les conséquences des conventions internationales. Dès lors que la responsabilité du fait des lois était admise, le Conseil d'État ne pouvait qu'en tirer la conséquence en matière de traités internationaux, justement puisqu'il était une des dernières autorités juridictionnelles en Occident à maintenir la vision dualiste des rapports entre droit interne et droit international héritée des théories abandonnées de Triepel et Anzilotti[6]. Selon cette conception dite « dualiste », la norme internationale ne pouvait avoir d'effet dans l'ordre juridique interne que par sa « réception » dans celui-ci. Le Conseil d'État face à des normes internationales « incorporées régulièrement dans l'ordre juridique interne », par l'effet d'une loi ou d'un règlement, pour reprendre la rédaction en usage des arrêts rendus sur cette question, ne pouvait que finir par les traiter, sur le plan de la responsabilité, de la même manière que ces derniers textes. De plus l'article 55 de la Constitution de 1958, bien plus précis et impératif en cela que le préambule de celle de 1946, affirmait que « les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès lors leur publication une autorité supérieure à celle des lois. » Cela ne pouvait qu'accentuer cette évolution.
 
La responsabilité de l'État en une telle matière fut admise par la décision de principe : CE 30 mars 1966 Compagnie Générale d'Energie Radioélectrique p257 RDP 1966.955 Note Waline et la responsabilité de la puissance publique était clairement indiquée comme « susceptible d'être engagée sur le fondement de l'égalité des citoyens devant les charges publiques ».
C'était donc là une longue évolution dans le cadre de laquelle la responsabilité sans faute de la puissance publique prenait une place toujours plus importante et où le fondement tiré de la contrepartie pour les administrés du risque que leur ferait subir l'activité des services publics tendait à s'effacer au profit de l'idée d'égalité des citoyens devant les charges publiques.
 
Après la sanction de la faute, la contrepartie du risque, c'était la notion de solidarité nationale affirmée dans le préambule de la constitution de 1946 qui commençait à s'imposer.
                   II B – Les mécanismes de la solidarité nationale.
 
L'évolution la plus remarquable en la matière est celle qui a concerné la responsabilité médicale. Elle était certes un élément d'un mouvement d'idée qui concernait un ensemble bien plus vaste, mais sa valeur illustrative nous paraît certaine.
 
On passe en effet d'une conception très limitée de la responsabilité de la puissance publique fondée sur la faute lourde, à une vision où l'on estime que l'État ayant la responsabilité d'assurer « .. à l'individu et à la famille les conditions de leur développement, » selon la constitution de 1946, il doit lorsque cette mission n'est pas accomplie de manière satisfaisante, pallier cette insuffisance au titre de la solidarité nationale. C'est une nouvelle conception de la responsabilité publique que l'on observe dans bien d'autres domaines et qui a pris une ampleur croissante depuis 1946.
 
1 – L'exemple du droit de la santé publique.
 
A l'origine, comme nous l'avons mentionné, il y avait la responsabilité pour faute, selon des modalités qui ne pouvaient être que restrictives afin d'éviter de paralyser l'action des services de santé qui ont parfois à faire dans l'urgence des choix qui n'ont rien d'évident. Mais cette conception restrictive, si justifiée soit elle du point de vue de l'action de l'Administration aurait pour conséquence regrettable de laisser sans protection juridique l'administré victime d'un dysfonctionnement ou tout simplement des limites de la capacité du service public à affronter certaines situations.
L'instauration des systèmes de sécurité sociale, d'abord dans un cadre semi-public avec les Assurances Sociales dans les années trente, puis de plus en plus « publicisé » avec l'instauration de la Sécurité Sociale après la deuxième guerre mondiale avait assuré aux citoyens le droit aux soins. Il restait un vide en cas de défaillance non fautive du système santé. Il fut très ponctuellement comblé en cas d'accidents vaccinaux par la loi du 1‑7‑1964 qui prévoyait une indemnisation systématique, mais on en restait là, dans le domaine de la contrepartie à un risque créé par une mesure de portée générale établie dans l'intérêt global de la santé publique.
Ce vide fut comblé par la reconnaissance d'une responsabilité sans faute de la puissance publique qui fut admise clairement dans l'affaire : CE Ass 9‑04‑1993 Bianchi (A).
Dans cette affaire M. Bianchi, entré à l'hôpital de la Timone à Marseille pour une intervention courante, à savoir un artériographie vertébrale, s'était retrouvé tétraplégique et donc affecté d'une gravissime incapacité permanente partielle et cela sans que la juridiction puisse déceler quelque faute que ce soit dans l'organisation du service public hospitalier ou dans l'accomplissement d'actes médicaux ou thérapeutiques. Par un considérant de principe, largement reproduit depuis, la haute juridiction décida que : « .. lorsqu'un un acte médical nécessaire au diagnostic ou au traitement du malade présente un risque dont l'existence est connue, mais dont la réalisation est exceptionnelle et dont aucune raison ne permet de penser que le patient y soit particulièrement exposé, la responsabilité du service public hospitalier est engagée si l'exécution de cet acte est la cause directe de dommages sans rapport avec l'état initial du patient comme avec l'évolution prévisible de cet état et présentant un caractère d'extrême gravité ; ... »
Il en résulte qu'un administré victime, à la suite de sa prise en charge par le service public de santé, de complications graves et sans rapport avec son état initial, doit voir ce préjudice assumé par la puissance publique.
Il convient essentiellement pour notre propos, de relever que la responsabilité sans faute ainsi admise à la charge du service public hospitalier ne peut être considérée comme reposant ni sur une présomption de faute, ni sur le risque en sa conception traditionnelle.
La première est écartée expressément par la rédaction de l'arrêt qui relève l'absence de faute commise à l'hôpital de la Timone, quand à la seconde, la moindre réflexion suffit à l'écarter ; en effet il ressort clairement du contexte de l'affaire Bianchi comme de ceux des autres espèces illustrant l'application de cette jurisprudence, que les patients concernés n'ont en rien été victimes du risque créé par l'activité du service public de santé, mais plutôt des limites des capacités des sciences et des techniques médicales.
On est dans la logique de l'impératif édicté par la constitution de 1946 : quand la puissance publique ne peut protéger matériellement « l'individu », du moins doit elle le secourir et cela dans le cadre de sa mission qui est d'organiser la solidarité nationale.
Ce droit à l'indemnisation de l'aléa thérapeutique créé par la jurisprudence à été codifié par la loi du 4 mars 2002 sous l'article L1142‑1 du Code de la Santé Publique qui reprend les éléments essentiels de la décision Bianchi en les élargissant quelque peu.
Selon ce texte, le dommage doit être directement imputable à une activité de prévention, de diagnostic ou du soin et avoir un caractère anormal au regard de l'état de santé du patient et de l'évolution prévisible de celui-ci et, enfin remplir un critère précis de gravité, à savoir notamment un taux d'incapacité permanente, partielle supérieure à 24%, ainsi qu'en dispose un décret d'application. Cette indemnisation est clairement fondée sur l'idée de solidarité nationale et en cela logiquement étendu à l'aléa thérapeutique survenant lors d'une prise en charge dans le secteur privé.
La responsabilité de la puissance publique conçue pour elle, non plus comme la sanction d'une faute ou la contrepartie de la création d'un risque, mais comme l'attribution d'une mission de service public, est en ce domaine clairement établie.
S'il est plus illustratif de cette démarche, il est loin d'être le seul et l'on peut en relever d'autres où l'on décèle la même logique ; et ce qui est particulièrement remarquable, c'est que ces extensions concernent les domaines qui furent longtemps considérés comme étrangers par nature au champ d'application de la responsabilité administrative, comme par exemple les actes de guerre.

 
                        2 – Les développements nouveaux.
 
La Mission Publique, définie par la Constitution de 1946 et consistant en une reformulation et précision du devoir de protection des citoyens, envisage dès la Déclaration des Droits du 26 aout 1789 comme une « garantie des droits », est, les politologues nous l'ont appris depuis longtemps, une des tâches essentielles du système politique. L'approfondissement de la réflexion sur cette mission a amené l'instauration de nouveaux régimes protecteurs.
 
Le premier et sans doute le plus remarquable par la rupture qu'il représente, est celui des dommages de guerre. Les opérations militaires, selon une jurisprudence ancienne et constante : « ... ne sauraient ouvrir aux victimes droit à réparation à la charge de l'État que sur la fondement de textes ayant force de loi ... » : CE 30‑3‑1966 Société Ignazio Messina p256 précité, ou CE 5‑3‑1926 Panisse p245 précité.
Après un premier régime, relativement limité suivant la guerre de 1914-1918 établi par la loi du 17 avril 1919, un tel système de réparation fut enfin mis en place au lendemain de la deuxième guerre mondiale par la loi du 28‑10‑1946.
Elle instaurait un régime complexe d'indemnisation, avec pour le mettre en œuvre des juridictions administratives spéciales telles que les commissions régionales des dommages de guerre ou les commissions d'arrondissements des dommages de guerre, avec le Conseil d'État en juge de cassation : cf pour un exemple d'application : CE 10‑6‑1966 Commissaire du Gouvernement près la commission régionale des dommages de guerre d'Orlèans c/Dame Chaumont n°61798 tb p220. Ce régime fut adapté par la suite aux dommages subis pendant la guerre d'Indochine avec la loi du 24‑5‑1957, complétée par le décret du 30 décembre 1957 et aux opérations militaires en Algérie avec notamment la décision du 10‑6‑55 de l'Assemblée Algérienne.
Il s'agissait bien de solidarité nationale ainsi que le relève M. de Laubadère, car dès l'origine, les résidents étrangers en étaient exclus[7]. Cette mission publique consistait à faire jouer la solidarité nationale s'exerçant dans un domaine où la responsabilité pour faute ou même pour risque était, de toute évidence inadaptée.
 
C'est du droit international public que devait venir une autre avancée significative en la matière, du droit nucléaire plus précisément.
Dès le développement de l'industrie nucléaire civile, la question de la responsabilité en cas d'accident, surtout en cas d'accident majeur, dont on redoutait qu'il puisse prendre les dimensions d'une immense catastrophe se posa.
Un des principes les mieux établis du droit nucléaire, rappelé notamment par l'article 9 de la Convention de Vienne du 17 juin 1994 sur la sûreté nucléaire est la responsabilité prévalente de l'exploitant ; la puissance publique, au terme des articles 7, 8 et 14 ayant une mission de contrôle.
Cette répartition des rôles devait se traduire dans le domaine de la responsabilité en cas d'accident. Le régime fut organisé à l'origine dans le cadre de l'OCDE avec la convention de Paris du 29 juillet 1960, puis celle de Vienne du 21 mai 1963, ces deux textes ayant été actualisés à maintes reprises, le dernier en date remontant au 12 février 2004.
Sans entrer dans le détail de ce système complexe, on peut indiquer qu'il reprend les principes essentiels posés dans la convention de Varsovie de 1929 passée pour prendre en compte notamment les risques majeurs causés par une autre activité : le transport aérien, qui commençait alors à se développer.
 
 On peut y déceler trois idées de base : la canalisation de la responsabilité ; l'absence de recherche de faute ; la limitation de la responsabilité.
En matière nucléaire, la responsabilité automatique, dès lors qu'un dommage est causé par un accident nucléaire tel que défini par les conventions, pèse en premier lieu sur l'exploitant dont la solvabilité doit être établie par un système d'assurance ou de garantie. En l'état actuel des textes, chaque État partie aux conventions doit fixer cette capacité d'indemnisation à un montant d'au moins 5 millions de D.T.S. Dans une deuxième tranche, la responsabilité de la réparation pèse sur la puissance publique responsable du contrôle de l'installation qui est à l'origine du dommage et cela jusqu'à un montant de 175 millions de D.T.S.
Au delà de ce niveau, un fond de garantie alimenté par les États partie au système conventionnel permet de disposer d'un montant supplémentaire de 125 millions de D.T.S.
Au delà encore, les limites de la capacité des États et de la solidarité nationale et internationale semblent atteintes.
En droit interne français, ce régime a été établi et précisé par la loi du 30 octobre 1968, modifié notamment en 1990. En effet conformément à l’une des caractéristiques dominantes du droit nucléaire, ces conventions « incitatives » ne comportent que peu de règles directement applicables, mais prévoient que les États : « prennent toutes dispositions afin d'assurer ... » que les objectifs définis par le texte international sont atteints.
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On est là dans un régime pur de responsabilité fondée sur la seule existence du préjudice et réparé par la puissance publique en vertu de sa responsabilité – sa mission – qui est d'assurer la protection des citoyens par la mise en œuvre de la solidarité nationale.
 
 
Ce régime juridique qui d'une certaine façon fit, en tant que tel, son entrée dans notre droit avec la protection contre la maladie prévue par le système des Assurances Sociales dans les années trente, puis celui de la Sécurité Sociale, s'étend donc à des domaines jusqu'ici dévolus au régime de la responsabilité pour faute, puis pour risque. On pourrait relever d'autres exemples de cette garantie de l'État apportée dans le cas d'activités privées susceptibles de causer des dommages aux particuliers.
 
On peut citer pèle mêle : les accidents de la circulation routière avec l'obligation d'assurance imposée aux automobilistes et la création d'un fond de garantie qui intervient dans le cas de dommages causés par un conducteur inconnu ou non assuré, un régime un peu analogue prévu pour les exploitants d'installations classées pour la protection de l'environnement, ou encore, dans un domaine sensiblement différent mais dont l'utilité ne pouvait échapper dans la période actuelle, la « garantie des déposants » prévue par la section 3 du code monétaire et financier qui protège les dépôts de fonds en cas de défaillance d'un établissement financier, notamment par le biais de la constitution obligatoire d'un fond de garantie dont le fonctionnement est encadré par l'Administration.
Il est sans doute pertinent de se demander si à travers ces évolutions nous n'assistons pas à une profonde modification de la conception de la responsabilité de la puissance publique qui n'aura mis qu'un peu moins d'un siècle et demi, à partir de l'arrêt Blanco, pour se détacher de la notion Thomiste de désordre et de faute... et peut être renouer avec une notion tout aussi Thomiste selon laquelle la mission essentielle de la puissance tutélaire qui ordonne le monde est d'y faire régner l'harmonie.
 
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[1]    Souffre que l'on t'applique la loi que tu as faite toi-même
[2]    Cindyniques : sciences du danger, qui étudient les risques. Cf Georges-Yves KERVERN : L’archipel du Danger.
[3]    Le thomisme est un courant philosophique ouvert sur une théologie faisant référence à Thomas d'Aquin consistant principalement en un réalisme philosophique.
[4]    A. de Laubadère. Traité Élémentaire de Droit Administratif p334 LGDJ 1967
[5]    Cf : l'article de M. Eisenmann JCP 1949-I, 751
[6] Volkesrecht und Landesrecht, Triepel Leipzig 1889. Il diritto internazionale nel giudizi interni. Anzilotti ??? 1905
[7]    A. de LAUBADERE LGDG. Traité de Droit Administratif p743. LGDI 7eme Edition.
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